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13 mai 2015
Ce qui suit est la traduction du débat du 25 février 2015 à Londres entre Stathis Kouvelakis, membre du Comité Central de Syriza, et Alex Callinicos, directeur de la revue International Socialism. Des interventions de la salle ont eu lieu entre les introductions des orateurs et leurs réponses. Elles ne sont pas retranscrites ici.
Je veux commencer par remercier Stathis d’avoir accepté ce débat. Quand nous en discutions, il a dit qu’aujourd’hui serait une bonne date pour avoir cette discussion, car alors nous aurions une idée de la façon dont le gouvernement évoluait et je pense que c’est encore plus vrai que ce que nous pensions à l’époque. Et cela se voit au nombre de personnes qui sont ici à cette réunion.
Et ce que cela reflète, c’est que la victoire de Syriza dans les élections grecques à la fin janvier était bien sûr une victoire historique pour la gauche en Grèce, voir un parti qui provient essentiellement du mouvement communiste, dans une société où le mouvement communiste a été le catalyseur de luttes immenses et violentes depuis la Seconde Guerre mondiale, la guerre civile qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, les grandes luttes contre la monarchie dans les années 1960, la dictature militaire qui a été imposée à la fin des années 1960, et les luttes qui se sont développées depuis lors et bien sûr jusqu’à ce jour, voir un mouvement comme celui-ci arriver au gouvernement, dans une démocratie bourgeoise d’Europe de l’ouest, c’est un développement extrêmement important en soi, compte tenu de l’histoire particulière de la Grèce.
Mais c’est un événement très important parce que dans toute l’Europe, nous subissons les coups de l’austérité. Que nous soyons ou non dans la zone euro, nous savons que nous souffrons de l’austérité. En Grande-Bretagne, nous allons vers une élection générale où la différence entre les principaux partis est sur le degré d’austérité à venir. Et par conséquent, si Syriza réussissait à briser l’austérité en Grèce — et c’était la base sur laquelle ils ont fait campagne lors de l’élection — cela pourrait avoir des implications énormes ailleurs en Europe, ce pourrait être un tournant dans la lutte de classe et pas seulement en Grèce et en Europe .
Mais c’est aussi un événement — la victoire de Syriza — en raison de sa formation marxiste, en raison de la participation de théoriciens marxistes comme Stathis dans la direction de Syriza — c’est un événement important stratégiquement aussi, important théoriquement. Daniel Bensaïd un dirigeant marxiste révolutionnaire français, qui était un ami pour Stathis et pour moi, a parlé il y a quelques années du « retour de la question politico-stratégique ».
En d’autres termes, nous commencions à être confrontés à une situation dans laquelle les grands débats stratégiques que les marxistes avaient menés de manière cruciale dans les années 1910 et 1920, mais qui ont repris après 1968 en particulier en Europe, ce genre de débats stratégiques, et pas seulement sur la réforme et la révolution mais sur comment combiner différentes formes de luttes, les différentes sortes de partis qu’on construit et ainsi de suite, tous ces débats revenaient. Et nous voyons cela très clairement dans le cas de la Grèce.
Et Stathis a joué un rôle important pour poser le développement de Syriza dans ce contexte plus large. C’est pourquoi il est si bon de débattre avec lui. Il a écrit notamment une série d’articles dans Jacobin qui ont attiré beaucoup attention, et en particulier il y avait une interview très importante qu’il a donné avant l’élection, où il a dit que, dans ce qui se passe en Grèce « nous voyons une confirmation de l’attitude gramscienne-poulantzienne, avec une conquête du pouvoir par des élections, mais en combinant cela avec des mobilisations sociales, et une rupture avec la notion d’un double pouvoir comme attaque insurrectionnelle contre l’Etat de l’extérieur — l’Etat doit être conquis de l’intérieur et de l’extérieur, par en haut et par en bas ».
Bon, personnellement, je pense que dans ce contexte, nous devrions laisser Gramsci de côté, le point de référence essentiel c’est Nicos Poulantzas. Je veux dire, ne mettons pas Gramsci de côté en général, mais pour cette discussion spécifique sur la stratégie, parce que je pense que le point de référence clé est Nicos Poulantzas et en particulier ses écrits de la fin des années 1970, peu avant sa mort.1
Maintenant, je veux revenir à cette stratégie un peu plus tard, mais le point critique c’est que Poulantzas élaborait une version de gauche du type d’eurocommunisme qui avait à cette époque beaucoup d’influence dans la gauche européenne.
Et en particulier Poulantzas voulait combiner la lutte dans le parlement — gagner des élections — avec la lutte en dehors du parlement, la lutte des travailleurs en particulier, et le développement de formes de démocratie directe en dehors du Parlement. Il voulait combiner ces différentes méthodes de lutte afin de réaliser le socialisme démocratique — en vue d’accomplir, en d’autres termes, une rupture avec le capitalisme.
Si l’on parle de ce qui se passe en Grèce maintenant, il est très important d’être clair : cela peut être le but de gens comme Stathis à la gauche de Syriza, ce n’est pas l’objectif de la direction de Syriza.
Il y a un texte à présent célèbre qui date de quelques années par Yanis Varoufakis, l’actuel ministre grec des Finances, dans lequel il avance très clairement l’objectif suivant : « c’est nous, les marxistes adéquatement erratiques, qui devons tenter de sauver le capitalisme européen de lui-même ».
Je pense que c’est l’objectif que Varoufakis n’a pas simplement exprimé sur ce blog, mais qui reflète vraiment la stratégie du gouvernement Syriza depuis les élections.
C’est une idée parfaitement cohérente. Elle remonte, comme Varoufakis l’indique clairement, à Keynes dans les années 1930. Le capitalisme est confronté à une crise structurelle profonde dont la source est une insuffisance de la demande effective. Dans ces circonstances, l’austérité est précisément le mauvais type de politique à mettre un œuvre d’un point de vue capitaliste. Par conséquent, la politique d’austérité suivie par les forces dirigeantes dans le capitalisme européen est irrationnelle. Et il n’est pas surprenant que les principaux keynésiens revendiqués comme Paul Krugman ont fortement soutenu le type de politique mise en œuvre par le gouvernement Syriza.
C’est donc une stratégie logique. Elle a un petit problème. C’est que le capitalisme européen ne montre absolument aucun volonté d’être sauvé de lui-même. Au contraire, si l’on regarde la politique de l’Eurogroupe, ce que nous avons vu dans la dernière semaine est la réimposition brutale de l’austérité en utilisant tous les pouvoirs à sa disposition, en particulier le contrôle serré que la Banque centrale européenne exerce sur les banques grecques — les banques grecques vont s’effondrer si la zone euro retire son soutien — pour obliger le gouvernement Syriza à revenir pour l’essentiel aux politiques qui avaient été imposées aux gouvernements grecs précédents.
Mais ce qui est intéressant ici n’est pas juste de dire que ces gens sont des salauds etc. — bien sûr, ce sont des salauds — mais d’essayer de comprendre ce qu’ils font, quelles sont leurs motivations.
Je ne pense pas que la question clé soit la dette. Tout économiste qui se respecte dira que la Grèce ne pourra jamais rembourser la dette qu’elle a accumulée. Je pense que c’est plutôt ce que le maintien de la dette comme question centrale permet de faire pour les principales forces dans la zone euro — et je veux me concentrer notamment bien sûr sur le gouvernement allemand et la classe dirigeante allemande.
La question cruciale — et ceci est devenu très clair au cours de la dernière semaine — ce sont les réformes qui sont une condition du plan de sauvetage de la Grèce qui continue. Soyons clairs, ce que nous entendons dans ce contexte par « réformes », ce ne sont pas de véritables réformes qui rendent la vie des gens meilleure et améliorent la société. C’est l’habituel paquet néolibéral : marchés du travail flexibles, privatisation, etc.
Et il y a une citation très intéressante dans le Financial Times la semaine dernière d’un haut responsable du ministère allemand des Finances qui a dit : « Si nous allons plus loin dans le débat sur le défaut de la dette, il n’y aura plus de réformes en Europe ».
En d’autres termes, si ils cèdent devant la Grèce, ils ne seront pas en mesure de tenir la ligne en général — sur la question de la dette, mais derrière la question de la dette, sur la question de l’imposition de réformes néolibérales supplémentaires.
C’est un projet cohérent de la classe dirigeante qui combine deux choses : ce que nous avons vu ici, c’est à dire utiliser la crise qui a été déclenchée par le néolibéralisme pour radicaliser et enraciner le néolibéralisme, mais je pense qu’il est également vrai que la classe dirigeante allemande est très inquiète que leur modèle d’exportations importantes, qui est de plus en plus basé sur une pression sur les travailleurs et sur les salaires, serait menacé si il y avait un assouplissement de l’austérité.
Et c’est pourquoi Schäuble, le ministre allemand des Finances n’a pas comme but seulement de vaincre Syriza, mais aussi de faire en sorte que la défaite de Syriza soit visible. Ainsi, alors que Varoufakis, le vendredi après la conclusion de l’accord disait : « Bon, il y a une « ambiguïté constructive » » et ainsi de suite, Schäuble à levé toute ambiguïté. Il a dit : « les Grecs auront certainement des difficultés à expliquer cela à leurs électeurs ».
Et ceci reflète une chose sur laquelle Stathis et moi sommes d’accord, à savoir que ce qui s’est passé cette semaine dévoile la faillite de la stratégie consistant à essayer de mettre fin à l’austérité par la négociation avec les institutions européennes. Cette stratégie ne réussira pas. Cette stratégie a subi une défaite très sévère. Et je veux revenir à certaines des implications pratiques de ceci lors de ma conclusion.
Mais étant donné que Stathis a une critique très forte de ce que le gouvernement Syriza a fait, je voulais considérer un peu sa stratégie alternative.
Dans la stratégie de Poulantzas il s’agit de combiner la lutte à l’intérieur et à l’extérieur de l’État. Et cela suppose que l’Etat lui-même est un ensemble relativement incohérent d’institutions qui reflète dans son fonctionnement la pression de la lutte de classe. Et donc si vous développez une assez forte série de luttes à l’extérieur et l’intérieur de l’Etat, vous pouvez augmenter l’incohérence des institutions étatiques et amener des sections de l’Etat du côté du mouvement ouvrier, du côté de la gauche qui lutte pour la transformation.
A l’époque, la stratégie de Poulantzas a été contestée par un gars qui s’appelle Henri Weber, qui était un camarade de Bensaïd et l’une des principales figures de l’extrême gauche en 1968. Il s’est ensuite transformé en horrible salaud réformiste, mais ce qu’il disait à l’époque était correct. Il a dit que bien sûr, c’est vrai qu’il y a des contradictions dans l’Etat, que nous devons organiser les travailleurs employés par l’Etat, comme cela se faisait bien sûr, de façon massive à l’époque, avec le syndicalisme qui se propageait parmi les enseignants, les fonctionnaires et ainsi de suite.
Mais, il parlait du « risque évident » « qu’une grande majorité des appareils répressifs d’Etat se polarise à droite » dans tout grand moment de crise, et qu’il devra donc y avoir ce qu’il appelle une « épreuve de force » avec ce noyau.2
Et ceci est la base de l’option révolutionnaire, de l’option de double pouvoir, en d’autres termes de développement de luttes et d’organisations de masse puissantes qui peuvent devenir la base d’une autre forme d’Etat que l’Etat capitaliste existant.
Et Weber a également dit quelque chose qui résonne dans le monde actuel, je pense. Il dit que si nous ne comprenons pas cela, « on risque de se retrouver dans la situation classique de la défaite sans combat ».3
Et ça ressemble un peu à maintenant. Une défaite grave a eu lieu avec l’accord de Bruxelles la semaine dernière, mais sans véritable combat.
Mais qu’est-ce que nous appelons le cœur de l’Etat ? De toute évidence les bons vieux appareils répressifs de l’État : l’armée, la police, les services de renseignement, etc. En Grèce, comme en Turquie et en Amérique latine, on appelle ça l’Etat profond. Et l’Etat profond est une entité très très moche. C’est une entité dont l’histoire remonte à ceux qui ont collaboré avec les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, ceux qui formaient les troupes de choc royalistes de la monarchie pendant la guerre civile, ceux qui ont fait le sale boulot pour la monarchie, puis pour la dictature dans les années 1960 et au début des années 1970, puis qui ont continué d’avoir une mainmise sur l’Etat aujourd’hui.
Une partie de l’importance de l’Aube Dorée — et rappelons-nous qu’Aube dorée a maintenu son score lors des élections, malheureusement l’Aube dorée n’a pas été écrasée électoralement — une partie de l’importance de l’Aube Dorée, ce sont ses liens avec l’Etat profond.
C’est une raison essentielle pour laquelle je pense que c’était une erreur pour Syriza de former une coalition avec Anel, avec les Grecs Indépendants. Diverses personnes, y compris des contributeurs à International Socialism — ont fait des tentatives franchement embarrassantes pour justifier la coalition. Quand elle était en discussion, Stathis a été beaucoup plus clair.
Il a dit :
Sa participation au gouvernement, fut-ce avec un seul ministère, signe la fin symbolique de l’idée du gouvernement de la « gauche anti-austérité ».
Par ailleurs c’est un parti de droite, soucieux notamment de protéger le « noyau dur » de l’ appareil d’Etat (il faudra suivre avec attention le portefeuille qui lui sera attribué). Nul hasard si ses premières demandes étaient le ministère de la défense ou de l’ordre public. Il semble néanmoins qu’il ne les obtienne pas.4
Hélas, Kammenos, le chef des Grecs indépendants, a été nommé ministre de la Défense. Et la première chose qu’il a fait, c’était envoyer un hélicoptère sur une île qui est l’objet d’un conflit entre la Turquie et la Grèce, ce qui donne une indication du genre d’esprit dans lequel il allait jouer ce rôle.
Je pense donc que cela indique les dangers — il ne faut pas sous-estimer l’ampleur et l’hostilité des forces qui se déploient contre Syriza. Nous venons d’en avoir une illustration cette semaine avec ce qui a mené à l’accord de Bruxelles. Donc, je ne veux pas nier la force et la brutalité de ces forces, et les différents types de ressources qu’elles peuvent déployer.
Mais il y a une tentation dans cette situation, et je pense que Varoufakis l’incarne très bien, qui est de penser qu’on va « jouer au plus malin ». En d’autres termes, qu’on va pouvoir effectuer des manœuvres habiles qui mettront l’ennemi sur la défensive et vous permettront de s’approcher du succès. Je suis pour user de manœuvres et essayer de diviser l’ennemi, etc., mais je ne pense pas que la coalition avec Anel est un bon exemple de ce genre de manœuvre rusée, introduire une sorte de cinquième colonne dans le gouvernement, une cinquième colonne liée à la droite grecque historique et à l’Etat profond au sein du gouvernement.
Contre toutes les forces qui sont déployées contre Syriza, la seule force sur laquelle elle peut vraiment compter est la mobilisation et l’auto-organisation des masses grecques.
Et l’une des raisons pour lesquelles l’élection de Syriza était si importante, c’est que sa montée aux élections représente un processus politique dans lequel de très importants secteurs de la classe ouvrière et d’autres sections opprimées de la société en Grèce sont devenus beaucoup politiquement conscientes de façon beaucoup plus claire. C’est ce qui a amené Syriza là où elle est, et ce n’est que par le développement de la force, de l’auto-organisation, de la confiance en elles des masses que l’austérité peut être vaincue.
Mais si l’on regarde l’histoire des gouvernements de gauche, il y a très souvent une tendance de ce gouvernement à décourager la mobilisation indépendante de masse parce qu’elle peut limiter sa marge de manœuvre. Le gouvernement Syriza se trouve maintenant coincé dans la même pièce que les salauds qui ont imposé l’austérité en Grèce. Ils ne s’appellent plus la Troïka, on les appelle « les institutions », mais ce sont les mêmes salauds et les mêmes forces du capital derrière eux. La tentation de jouer au plus malin peut conduire à des manœuvres pour apaiser ces institutions qui impliquent de mettre un frein à l’activité indépendante de masse.
On a pu constater un important déclin des luttes de masses avant les élections de 2015, à partir du début 2012 environ il me semble, et je pense que cela reflète principalement le fait que les gens disent « bon, nous avons besoin d’une solution politique, simplement se mettre en grève n’apportera pas cette solution, alors nous devrions mettre Syriza au gouvernement et nous allons voir ce qui se passe ». Donc il y avait un élément d’attente de Tsipras.
Je pense que maintenant la responsabilité de la gauche radicale — qu’ils soient dans Syriza ou organisés indépendamment, par exemple dans Antarsya, le front de la gauche anticapitaliste — est de mettre en avant la capacité des travailleurs et autres groupes opprimés et exploités dans la société de s’organiser et d’agir pour eux-mêmes. Et c’est aussi très important pour la gauche de conserver sa propre capacité organisée de critique indépendante et d’initiative.
Donc, c’est génial qu’il y ait tous ces gens de la gauche de Syriza qui sont maintenant ministres — comme [Panagiotis] Lafazanis, le leader de la gauche de Syriza, qui a maintenant un poste gouvernemental très important, mais nous avons vu cela ici. Rappelez-vous de l’expérience de Tony Benn, quand il a eu des postes ministériels importants dans le gouvernement travailliste de 1974 à 1979. Il est devenu prisonnier de ce gouvernement, plutôt que ce qu’il avait été lorsque le gouvernement a été élu : le représentant politique des sections les plus militantes de la classe ouvrière.
Il est donc merveilleux d’entendre la gauche s’exprimer, par exemple lorsque Manolis Glezos, le héros de la résistance, a dénoncé l’accord conclu à la fin de semaine. Ça c’est vraiment bien. Mais il y a toutes sortes de questions concrètes qui vont maintenant se poser.
Le Financial Times a déclaré hier que « l’opposition de Syriza à la privatisation semble s’être évaporée ».
Mais est-ce vrai ? Est-ce que cela signifie, par exemple, que la privatisation au Pirée, dont le gouvernement a annoncé l’annulation lorsqu’il s’est formé, sera en fait mise en œuvre ? La FAZ [Frankfurter Allgemeine Zeitung], le journal allemand de droite, jubile, plus question d’augmenter le salaire minimum et ainsi de suite.
Les réformes promises lors de la campagne électorale de Syriza et au moment de leur arrivée au gouvernement seront-elles bloquées ou annulées ? Et si il y a une tentative de le faire, ce que des gens comme Lafazanis vont faire est crucial.
Il y a eu au cours des dernières années un argument pour savoir s’il était préférable pour la gauche anticapitaliste d’être à l’intérieur de Syriza ou organisée indépendamment dans Antarsya (le Front de la gauche anti-capitaliste), et Antarsya a été très critiquée parce qu’elle s’organisait de façon indépendante. Le test arrive maintenant, vraiment, pour ceux à l’intérieur de Syriza qui défendent une politique anticapitaliste — vont-ils résister efficacement au genre de recul qui a eu lieu ?
Juste un dernier point. Bien sûr, on peut regarder ce qui s’est passé et sombrer dans le désespoir, et dire que ceci prouve que Thatcher avait raison et qu’il n’y a pas d’alternative. Mais en réalité, il existe une alternative. Elle a été décrite très clairement par Antarsya, par la gauche de Syriza, par des gens comme Stathis et par notre vieil ami Costas Lapavitsas qui est maintenant député : rupture avec l’euro, nationalisation des banques, contrôle des capitaux — toute une série de mesures qui s’appuient, je dirais, sur de très vigoureux appels à la solidarité du mouvement anti-austérité et du mouvement ouvrier à travers l’Europe .
Non seulement il y avait une alternative, mais il y a toujours une alternative. La question importante est de savoir comment se battre pour cela. Et il faut un combat politique ouvert et clair pour l’alternative et contre tout recul du gouvernement par rapport à son programme initial, qui est bien en deçà de ce programme plus radical.
Un des articles de Stathis dans Jacobin avait comme titre « l’équation magique de Syriza ». C’est probablement quelqu’un de Jacobin qui a donné ce titre à l’article, parce que la réalité est qu’il n’y a pas d’équations magiques. Il y a juste la logique du capital et la logique de la lutte de classe. Et une partie du devoir de la gauche à un moment très important comme celui-ci est de le dire clairement, pour pointer les réalités, et non pas simplement pour pointer les réalités mais ensuite de concentrer tous ses efforts, toute son organisation — quel que soit votre parti ou même si vous n’êtes dans aucun parti — de concentrer tous ses efforts pour changer ces réalités.
Chers amis et camarades, merci beaucoup. Un grand merci à Alex d’avoir proposé ce débat. Un grand merci aux camarades de la revue International Socialism pour l’avoir organisé. Je me souviens, je pense que c’était il y a trois ans, Alex, nous avons eu un débat sur la stratégie de la gauche dans la crise, et nous continuons dans le débat.
Beaucoup de choses se sont passés durant ces trois années. Ce furent trois années extraordinaires. Habituellement, nous parlons de l’accélération du temps, nous devrions parler d’une sorte de nouvelle temporalité qui a émergé comme conséquence de cette intensification des conflits, de la lutte, des processus politiques.
Permettez-moi de faire une déclaration préliminaire. Je suis profondément inquiet de ce qui se passe en Grèce. Je pense que l’ensemble du projet de Syriza et que la perspective est en danger, et il y a des risques très sérieux d’échec. Et comme vous l’avez sans doute compris, je partage beaucoup des préoccupations et des critiques d’Alex.
Cependant, ce que je veux souligner, c’est que tout projet politique à cette échelle est un pari. Il n’y a aucune garantie de succès. Nous savons qu’il y a des risques très importants. Cependant ce n’est pas une sorte de jeu à somme nulle, comme si la possibilité d’un échec annulait celle du succès. Je pense que nous devons réfléchir un peu plus profondément à ce que veulent dire succès et échec dans la lutte de classe et dans l’histoire.
Et il me semble que la trajectoire de Syriza ces dernières années a d’une certaine manière changé les critères du succès et de l’échec dans la période actuelle. Bien sûr, Syriza pourrait échouer maintenant. Bien sûr, cela pourrait finir mal et reproduire, dans une certaine mesure au moins, les expériences négatives que nous avons vues, même dans un passé récent, pour des forces de gauche dans d’autres pays européens. Toutefois, cette possibilité d’un échec doit être mesurée à l’aune du succès déjà accompli.
La victoire du 25 Janvier est une victoire historique et Alex a donné beaucoup d’éléments sur son importance historique. C’est la première fois dans l’histoire européenne qu’un parti de la gauche radicale, venant de la tradition communiste, remporte les élections dans un pays avec une très riche histoire de luttes populaires. Et l’onde de choc envoyée en Europe, tant en termes d’espérance, mais aussi de peur bien sûr pour les classes dominantes, ne peut être comparée qu’à ce qui a été ressenti dans les années 1970, quand de grands pays comme la France et l’Italie semblaient à l’orée d’un changement social profond .
C’est pourquoi je pense que la possibilité de l’échec de Syriza n’annule pas sa victoire. Et la preuve en est le débat que nous avons aujourd’hui. Regardez cette salle. Nous nous sommes réunis ici — et il y a eu des débats comparables dans d’autres pays à travers l’Europe — et nous sommes ici pour parler de Syriza. Et je suis au regret de dire que nous ne sommes pas ici pour parler d’Antarsya.
Alors bien sûr, non pas une, mais beaucoup d’épreuves attendent Syriza, les camarades d’Antarsya et plus généralement la gauche radicale et anticapitaliste en Grèce. Mais il y a déjà eu une épreuve qui se trouve derrière nous et c’est ce que je veux explorer un peu plus en détail. Comment en sommes-nous arrivés là où nous sommes ? Quel type d’initiatives a amené Syriza à sa position actuelle ? Ce qui nous permet effectivement de juger ses actions actuelles de la manière la plus exigeante et la plus sévère.
Je vais me concentrer sur quatre initiatives stratégiques mises en œuvre par Syriza qui sont un mélange de stratégies et d’élaborations délibérées mais aussi des conclusions qui peuvent être tirées de l’expérience concrète, le genre de concepts ou notions « à l’état pratique », comme disait Althusser. Le point commun de ces quatre initiatives stratégiques est qu’elles ont permis à la gauche radicale de rompre avec la position subalterne dans laquelle elle se trouvait après la défaite historique du 20e siècle court avec l’effondrement des régimes post-staliniens en Europe de l’Est et ce qui semblait être une défaite historique pour l’idée même de transformation révolutionnaire de la société et de renversement du capitalisme.
La première de ces initiatives porte sur la forme parti elle-même, sur Syriza comme forme spécifique de parti. Je pense que Syriza doit être considérée comme le projet d’un processus de recomposition de la gauche radicale.
C’est, comme vous le savez, une organisation pluraliste, réunissant la plupart des traditions historiques de la gauche radicale du 20e siècle, mais aussi des mouvements et des courants qui sont apparus plus récemment à partir des années 1990. Il rassemble des communistes de différentes sortes et de différentes couches du mouvement communiste, des trotskystes, des maoïstes, des mouvementistes, et, dans une mesure limitée, des social-démocrates de gauche. Cela signifie que Syriza est un parti hétérogène, qui a cependant réussi progressivement à trouver un certain niveau de cohérence.
Et à ce stade, je tiens à faire une remarque : si l’on veut juger le projet de Syriza — ou bien le projet de tout autre parti sérieux de la gauche radicale — nous ne pouvons pas utiliser par exemple les déclarations faites par certains ministres dans une certaine situation, des ministres qui ne sont même pas membres de Syriza. Jusqu’à il y a deux ans, Varoufakis n’avait aucun lien politique avec Syriza et par conséquent, je ne considère pas que le type de lien suggéré par Alex en mettant dans la même phrase Poulantzas et Varoufakis ait beaucoup de sens. Je pense qu’il y a là un genre d’extrapolation ; je pense que Syriza doit être jugée selon ses critères propres, et dans une très large mesure, c’est ce qu’a fait Alex quand, vers la fin de son discours, il a évoqué les objectifs programmatiques et stratégiques de Syriza.
Pour en revenir à ce que je disais, cette recomposition de la gauche radicale a deux versions. Il existe une version défensive, et une version offensive.
La version défensive est que pour surmonter une situation de défaite pour ce qui était auparavant un mouvement de masse — et un mouvement relativement cohérent et unifié malgré ses différenciations internes — il faut réunir tous ces morceaux, à partir de cette unité vient en quelque sorte la force. En surmontant cette fragmentation, on a gagné quelque chose, on obtient une sorte d’agrégat qui est supérieur à ce qu’on avait avant.
Mais il existe une version plus profonde et plus offensive de la recomposition, qui signifie travailler pour surmonter le principe même de cette fragmentation, en travaillant vers une nouvelle unification, et la formation d’un nouveau type de culture politique anti-capitaliste, ce que Gramsci appellerait un nouveau type de « sens commun » pour les mouvements anti-capitalistes dans notre siècle.
Ceci signifie que tous ces différents courants, tous ces différents morceaux que j’ai mentionnés précédemment, ne doivent pas être vus comme un patchwork, comme une juxtaposition de différents fragments d’une culture. Ils doivent communiquer les uns avec les autres, ils doivent entrer dans une relation mutuellement critique. Ils doivent comprendre qu’il n’y a pas de culture unique ou pas de référence unique parmi toutes ces traditions qui se suffise à elle-même et qui puisse fournir en elle-même — même si nous pensons qu’il s’agit d’une version améliorée ou « pure » — la solution pour le problème de la transformation sociale de notre temps. Ces courants doivent se critiquer les uns les autres et, bien sûr, explorer de nouvelles voies et de nouvelles pratiques.
Les cultures provenant du mouvement ouvrier, les cultures provenant de ce qu’on a appelé les « nouveaux mouvements sociaux », qui ne sont plus si « nouveaux » que ça, et les diverses cultures idéologiques et historiques provenant en particulier des courants critiques hétérodoxes, créatifs, critiques de la gauche radicale, doivent contribuer à ce type de discussion mutuelle et explorer comment surmonter les différences qui sont héritées du passé et ouvrir une nouvelle perspective.
Bien sûr, c’est un projet — je ne veux pas dire que Syriza a accompli cette unification. C’est un processus qui continue encore. Mais je pense que ce processus est la seule façon de surmonter le traumatisme de la défaite du 20e siècle dont la gauche a héritée. Il s’agit de comprendre que rompre avec la subalternité signifie rompre avec le caractère partiel et limité de chacune de ses cultures et entamer une nouvelle trajectoire.
Et bien sûr, comme je le disais, je ne pense pas que Syriza a accompli ce projet. Mais ce processus a été suffisamment élaboré pour permettre à Syriza d’apparaître comme un candidat au pouvoir gouvernemental en tant que porteur d’une véritable alternative — et non comme un complément ou une force subalterne, non comme une composante d’une alliance supposée plus large de « centre-gauche » du type que nous avons vu, par exemple, en France et en Italie dans les années 1980 et 90 avec les partis communistes ou des forces communistes de ces pays qui deviennent des satellites et des forces subalternes dans des coalitions dominées par une sociale-démocratie sociale elle-même convertie au néolibéralisme.
La seconde initiative stratégique de Syriza concerne la relation du parti aux mouvements. Elle se réfère à la capacité d’une force organisée de traduire la dynamique de mobilisations sociales dans un projet politique approprié, dans une condensation politique de ces mouvements qui peut contester de manière efficace, de manière réelle, le pouvoir des classes dominantes.
Comme vous le savez, l’essor de Syriza, le succès électoral spectaculaire d’un parti qui obtenait 5 % des voix il y a quelques années et qui maintenant dirige le pays, ne peut pas être comprise sans tout le cycle de puissantes mobilisations sociales que la Grèce a connues ces dernières années.
Cela signifie qu’il y a, je pense, une différence qualitative entre non seulement Syriza en tant que parti, mais entre la situation grecque dans son ensemble et une séquence social-démocrate typique. Toute cette atmosphère de mobilisation, de tension, de polarisation, et même de violence, n’a absolument rien à voir avec ce que nous avons vu lorsque le Pasok, par exemple, est arrivé au pouvoir, rien à voir avec ce que nous avons vu en France quand Mitterrand, en 1981, ou Jospin, en 1997, sont arrivés au pouvoir pour prendre des exemples comparables.
Il y a eu cette accumulation d’expériences et de luttes, mais il ne faut pas la comprendre comme un processus linéaire.
Oui, c’est une bonne chose que les camarades parlent des 32 journées de grève générale. Il est indispensable de parler de l’importance de l’expérience de l’occupation des places, mais nous devons également réfléchir sur les limites et même les échecs de ces mouvements. Trente-deux jours de grèves générales, des centaines de milliers de personnes qui vont dans la rue, ça n’a pas réussi à faire retirer ou à défaire ne serait-ce qu’une seule mesure de ces memoranda.
Une perspective politique était absolument nécessaire, et c’est la conscience de cette nécessité qui a préparé le terrain pour ce qui est spécifiquement politique, pour le moment de l’initiative politique, quand Syriza a saisi la dynamique de la situation, a même focalisé l’imagination du peuple en fournissant une traduction politique qui jusqu’alors avait été absente de la situation préexistante.
Cette traduction politique était la proposition de Syriza de former un gouvernement d’union, un gouvernement unitaire de l’ensemble de la gauche anti-austérité. Cette proposition était elle-même, comme je l’ai déjà dit, enracinée dans la dynamique des mouvements sociaux dans lesquels Syriza a été immergée en tant que parti, non seulement en participant à ces mouvements, mais d’une manière plus profonde par la compréhension de leur nouveauté, de leur innovation.
Et la raison pour laquelle il l’a fait est je pense liée à la forme parti, à la nouvelle forme de parti que j’ai décrite tout à l’heure. Il y a quelque chose d’isomorphe entre la capacité de traduire la dynamique politique de la lutte sociale et la possibilité de traduire les différentes cultures des composantes politiques dans un projet unitaire.
Cette proposition politique du gouvernement unitaire de la gauche a radicalement changé le climat politique de la séquence électorale cruciale de mai-juin 2012. Et ceci explique la dynamique que nous pouvions ressentir — physiquement, pour ceux d’entre nous qui étaient en Grèce — d’une ouverture de quelque chose, en particulier en Grèce, où le mot « gauche » pour des raisons historiques ne se réfère pas à la social-démocratie. Comme il n’y avait pas de Parti Socialiste en Grèce en 1974, le mot « gauche » lui-même, par définition, dans le langage ordinaire, pas de manière polémique — se réfère à quelque chose à la gauche de la social-démocratie, quelque chose qui est relié à la tradition communiste.
Cette proposition d’un gouvernement unitaire de la gauche a ouvert la possibilité d’une discussion sur la question du pouvoir politique. Elle a permis de surmonter l’ « illusion sociale », comme l’appelait notre ami et camarade Daniel Bensaïd, c’est l’illusion de l’autosuffisance des mouvements sociaux. Et en effet, comme Alex l’a déjà souligné, cela a ouvert le débat sur la stratégie — pour la première fois en Europe depuis de nombreuses décennies.
La troisième initiative stratégique de Syriza concerne le programme.
Comme je l’ai déjà dit, cette proposition d’un gouvernement unitaire de la gauche anti-austérité ne concernait pas simplement un gouvernement Syriza, ou du moins pas au début. Il s’adressait aux autres forces de la gauche anticapitaliste, en particulier au KKE (Parti communiste) et à Antarsya. Il a été rejeté par les deux — pas de la même manière et pas pour les mêmes raisons, mais tous les deux ont payé un prix très élevé pour ce refus. Le Parti communiste a perdu entre mai et juin 2012 près de la moitié de son électorat et Antarsya perdu trois quarts de son électorat en un seul mois.
Cette division de la gauche radicale, mais en particulier l’attitude très sectaire du KKE, qui jusqu’au début de cette période a été la force principale, dominante, et est encore peut-être la force mieux organisée dans le mouvement social et dans le mouvement syndical en Grèce a eu des conséquences désastreuses pour le rapport de forces, mais aussi pour le type de projet politique et de perspective que Syriza a essayé de construire.
Je ne pense pas être le genre de personne qui tente de rejeter la responsabilité sur les autres. Mais je pense que ce qui se passe en Grèce avec Syriza est quelque chose qui relève de la responsabilité collective de toutes les forces de la gauche radicale, pas seulement de Syriza, sans pour autant diminuer les responsabilités de Syriza, de sa direction et de ses membres etc.
Le programme sur lequel cette proposition a été construite était une version de ce qui, dans notre tradition est appelé « programme de transition », c’est-à-dire est un ensemble de revendications transitoires. En apparence, c’est un programme « modéré ». Mais ce programme apparemment modéré est en fait, dans la conjoncture spécifique, un programme qui trace la ligne pertinente de démarcation avec la stratégie des classes dominantes, autour des idées principales de rupture avec les mémorandums, sortir la Troïka, rupture avec la politique d’austérité et libération du pays du fardeau de la dette en rétablissant la souveraineté démocratique et populaire.
Je crois que les grands changements dans l’histoire, les grandes ruptures, ne se produisent au nom d’objectifs à long terme, de grandes idées. Ils se produisent lorsque des revendications en apparence modestes, mais correspondant à des besoins absolument vitaux de la société à ce moment particulier, ne peuvent être satisfaites sans changer toute la structure sociale.
La révolution russe ne s’est pas faite pour le socialisme. Elle a été faite pour la paix immédiate, et pour la terre. Et Lénine était absolument clair sur le fait que lorsqu’il parlait de contrôle ouvrier en 1917, il ne parlait pas de la socialisation des moyens de production. Il parlait en fait de plus de droits pour les travailleurs sur le lieu de travail. La révolution russe n’a pas été faite au nom du socialisme, cependant, elle a déclenché la plus importante expérience de révolution socialiste de l’histoire humaine.
Avoir la bonne « ligne de masse », pour utiliser un jargon peu désuet, a permis à Syriza de construire le type d’alliance large qui était absolument nécessaire pour canaliser d’une certaine manière la libération des forces sociales en raison de la crise politique en Grèce et pour construire une nouvelle alternative pour le pouvoir.
Et maintenant j’en viens à la quatrième initiative, à la question du pouvoir, le centre de toute réflexion stratégique. Alex a résumé certains aspects de cette stratégie. Nous pouvons l’appeler gramscienne ou poulantzienne, quoiqu’il en soit, nous aurons le temps je pense lors de la discussion de revenir à cet ensemble de problèmes. Mais ce que je tiens à souligner est que le point de départ de cette stratégie, c’est Gramsci, mais aussi le Lénine tardif. Elle correspond au moment où le mouvement communiste commence une stratégie révolutionnaire spécifique à l’ « Occident », où à la suite de la période de la Première Guerre mondiale, la révolution, ou la révolution sur le modèle russe, n’a pas eu lieu. Et c’est le point de départ de l’ensemble de la stratégie de Gramsci de « guerre de positions » Pourquoi cette voie russe n’est-elle pas disponible à l’Ouest ?
Au centre de cette stratégie est, comme vous le savez, la relation entre ce que Gramsci appelle « société civile » — ce par quoi il désigne le large réseau d’organisations qui structure la vie collective dans les sociétés avancées de son époque. C’est ce qu’il entend par l’ « Occident », et bien sûr cette notion a complètement changé maintenant. L’Amérique latine fait aujourd’hui complètement partie de l’ « Occident » au sens où l’entend Gramsci, donc ce n’est pas une dénomination géographique, ni une dénomination eurocentrique, elle a une signification sociale et politique.
Donc, il s’agit de repenser la relation entre « société civile » ainsi comprise, et société « politique » c’est-à-dire l’Etat au sens strict du terme, la « superstructure », en voyant que les masses sont présentes dans les deux termes, bien que de façon inégale. Toute leur vie collective est structurée par les institutions et les organisations de la société civile, et leurs formes de représentation et d’action politiques sont structurées par les institutions de l’Etat.
Au cœur de l’Etat bien sûr, il y a l’ « Etat profond » et la question de l’appareil répressif de l’Etat. Cependant, la stratégie de la guerre de position — reformulée par Poulantzas et par la tradition eurocommuniste comme « voie démocratique vers le socialisme » — place en son centre la notion que, pour rompre leur subalternité la classe ouvrière et les classes populaires doivent apparaître comme une force dirigeante dans la société. Et cela signifie qu’elles doivent apparaître comme une force dirigeante dans la « société civile » et qu’elles doivent contester la « société politique ». Parce qu’elles sont présentes dans les deux dans les réseaux d’organisations et d’institutions divers et variés qui matérialisent en quelque sorte leur autonomie, leur capacité politique, leur capacité à diriger la société et à s’emparer du pouvoir.
C’est une stratégie de démocratisation, pas au sens instrumental de considérer la démocratie bourgeoise comme le terrain le plus favorable pour le socialisme, mais d’une manière beaucoup plus profonde, par la compréhension que ce qui est démocratique au sein de la démocratie bourgeoise a été le résultat des luttes populaires. En comprenant que le sens profond de la démocratie implique de stimuler et d’élargir la participation de la classe ouvrière et des classes populaires dans la vie collective, en construisant un nouveau bloc historique en mesure de conquérir et d’exercer le pouvoir politique.
La question du « double pouvoir » est de ce fait transformée. Ce n’est pas une stratégie insurrectionnelle, parce que les élections jouent un rôle crucial dans le processus menant à la conquête du pouvoir. Elles sont une étape nécessaire, mais aucunement suffisante. La voie démocratique n’est pas une voie électorale, c’est une route — et ceci est bien sûr une grande différence avec par exemple Kautsky et le caractère gradualiste de cette stratégie — elle ne s’en tient pas au type de division entre l’ « économique » et le « politique », en réduisant ce dernier au parlementarisme et aux luttes électorales. C’est une combinaison de mobilisations sociales et de luttes avec la bataille pour gagner des majorités électorales, et l’expérience grecque effectivement a en fait fourni le terrain approprié pour tester ce genre d’hypothèse stratégique, et à cet égard de manière réussie je pense.
Mais bien sûr, cette stratégie comporte aussi des risques. Et ces risques sont assez bien connus.
Les problèmes auxquels Gramsci s’est confronté sont une reformulation des problèmes qui ont été examinés par Marx et Engels eux-mêmes à la suite de la Commune de Paris et, par la suite, à la lumière de l’expérience de la Deuxième Internationale. Marx et Engels ont tous deux défendu la possibilité de victoires électorales comme un moyen d’accès au pouvoir, et ils ont immédiatement ajouté « nous ne devons avoir aucune illusion, les classes dominantes vont bien sûr réagir aux progrès des partis socialistes, ils peuvent même utiliser la violence contre-révolutionnaire, mais il faut d’une certaine manière leur laisser l’initiative de la rupture avec la légalité et l’ordre constitutionnel ».
Marx a utilisé la métaphore des « guerres des nouveaux esclavagistes », en référence à la sécession des États confédérés du sud de l’Amérique, pour caractériser cette violence contre-révolutionnaire visant à renverser un gouvernement socialiste élu et c’est ce que nous avons vu depuis, par exemple au Chili en 1973.5
Et c’est bien sûr le premier risque. Et c’est bien sûr la leçon du Chili dont nous pouvons nous souvenir. Et vous savez, les Grecs n’ont pas besoin de se rappeler du Chili et de tirer ces leçons — ils ont leurs propres expériences et Alex a parlé de cette expérience d’une manière très explicite.
Toute révolution — et même tout processus sérieux de changement social — qui ne se défend pas de façon conséquente, et par tous les moyens nécessaires, ne devrait pas être prise au sérieux. Mais ce est une chose d’utiliser des moyens violents, y compris, si besoin est, des milices populaires armés, pour défendre un gouvernement de gauche élu contre les tentatives de renversement contre-révolutionnaire et une autre de penser que vous allez prendre le pouvoir sur le modèle de 1917. C’est le premier point.
Le deuxième point concerne le parti lui-même. Il ne faut pas se raconter d’histoires. Syriza, et toute l’expérience grecque, ont évolué jusqu’à présent dans le cadre des institutions représentatives et de la démocratie parlementaire. Le risque dans ces conditions pour le parti, c’est que si il ne transforme pas l’Etat, il sera transformé par l’État. Et l’Etat n’est pas quelque chose de neutre, c’est un Etat bourgeois qui reproduit des relations très spécifiques de domination et un type très spécifique de séparations au sein de la vie sociale.
Nous savons par expérience que ce processus de transformation par « étatisation » des partis politiques des classes dominées peut commencer avant même la conquête du pouvoir. Et je ne prétends pas que Syriza y est restée insensible. Mais je pense que Syriza en tant que parti, en tant que force organisée au sein de la société grecque, comprend encore en son sein de nombreux militants, adhérents et cadres de valeur qui peuvent jouer un rôle crucial dans les luttes populaires.
En conclusion, je dois à présent dire quelque chose sur le grand « mais ». Ces quatre initiatives stratégiques ont été, je pense, absolument indispensable pour que la gauche rompe avec sa position de subalternité héritée de la défaite historique du 20e siècle et apparaisse comme un candidat sérieux pour la réorganisation de la vie d’une société, ouvrant ainsi une perspective d’importance internationale.
Mais il est un domaine stratégique dans lequel Syriza elle-même était et demeure subalterne, et c’est la question la question de la stratégie vis-à-vis de l’Union européenne et des institutions européennes. Le point de départ est que le récit de l’intégration européenne a été le pilier de l’hégémonie idéologique des classes dirigeantes en Europe ces dernières décennies.
Et je pense que la croyance de Syriza, comme pour le reste des partis de la gauche radicale en Europe — en une sorte de bonne version de l’Union européenne, dans la possibilité de transformer ces institutions de l’intérieur est une illusion. Et c’est une façon de reproduire en fait la subalternité dans le discours de la gauche radicale.
Syriza et plus généralement la gauche radicale doivent élaborer plus que ce qui est généralement appelé un « plan B » afin de contrer ceci. Le Plan B est bien sûr est un objectif très ambitieux en soi, car il inclut une préparation technique, mais aussi, et surtout peut-être, une préparation politique. Il implique un large débat dans la société, et cela doit être fait immédiatement, car si ce n’est pas fait maintenant, il est certain que dans quatre mois, lorsque seront finis ces quatre mois de « répit » supposé dus à l’accord du 20 Février, une nouvelle défaite viendra et je pense que cette fois ce sera d’une manière ou d’une autre une défaite finale. Mais pour proposer une alternative il faut plus largement préparer une contre-récit par rapport à celui qui domine actuellement.
Et il doit avoir une puissance symbolique. Nous devons avoir en Europe le type de contre-discours que les forces progressistes et révolutionnaires en Amérique latine ont pour leur propre continent, un projet qui est à la fois national et qui valorise la souveraineté populaire démocratique au sein des nations, mais va aussi au-delà pour construire des formes d’intégration régionale et des formes authentiques d’internationalisme. Parce que cela va sans dire : sans internationalisme il ne peut y avoir aucune perspective viable pour un projet de transformation sociale.
Quelle est la condition pour faire cela ? Je pense que la condition pour le faire c’est d’abord d’être sincère, et de ne pas avoir peur de dire la vérité.
Ce qui m’inquiète encore plus que le recul qui s’est passé dans l’Eurogroupe, c’est le fait que le gouvernement grec et la direction de Syriza ou au moins sa majorité l’ont presque présenté comme un succès. C’est très grave. D’une certaine manière c’est plus grave que le recul lui-même parce que cela prépare le terrain pour une autre défaite, plus grave. Pensez à ce qui aurait pu arriver à la révolution russe si Brest-Litovsk avait été présenté comme une victoire. Nous devons être honnêtes sur le fait que cela a été une retraite, un recul.
Nous devons aussi être honnêtes sur le fait que ce recul n’est pas une « trahison ». Ce n’est pas le fameux scénario « ils ont retourné leur veste ». Nous avons vu qu’il y avait une véritable confrontation. Nous avons vu la quantité de pression, le chantage de la Banque Centrale Européenne. Nous avons vu qu’ils veulent mettre le gouvernement Syriza à genoux. Et ils ont besoin de le faire parce qu’il représente une menace réelle, pas une illusion de type réformiste. La réalité est que les représentants du gouvernement grec ont fait du mieux qu’ils pouvaient. Mais ils l’ont fait dans le mauvais cadre et avec la mauvaise stratégie et, de ce point de vue, le résultat n’aurait pas pu être différent.
Afin de dépasser cela, nous devons être sincères, nous devons dire la vérité. Et cela est vrai non seulement pour Syriza, c’est vrai pour toute la gauche radicale. La vérité n’est pas une sorte d’autorité. La vérité n’est pas quelque chose de transcendant. La vérité est une lutte. La vérité est un combat. La vérité est partisane. Et dans cette lutte, je pense que nous sommes tous ensemble.
Un grand merci à tous ceux qui ont contribué à ce débat. Je ne peux pas répondre à tout sans doute, mais je vais essayer de répondre sur la plupart des questions au moins.
Commençons par Varoufakis. Je sais qu’il y a eu énormément d’attention médiatique sur Varoufakis. Il a vraiment un style flamboyant et son code vestimentaire est remarquable et ainsi de suite, tout cela correspond bien à ce genre de spectacle médiatique. Cependant ce que je veux souligner, c’est que vous ne devriez pas extrapoler en quelque sorte la stratégie de Syriza de telle ou telle déclaration de Varoufakis. Je vais être un peu plus concret. Ce qui est en jeu maintenant, ce n’est pas ce que dit Varoufakis dans ce texte publié dans le Guardian, qui est le texte d’une conférence qu’il a donné au Festival pour des Idées Subversives à Zagreb en 2013.
Ce qui est en jeu maintenant, c’est l’implantation de ce qu’on appelle le programme de Thessalonique de Syriza, c’est-à-dire un ensemble de mesures très concrètes qui sont peut-être modestes d’une certaine façon, parce qu’il ne parle pas de socialisme ou de la socialisation des moyens de production, mais il représente tout de même une rupture radicale avec l’austérité. C’est précisément pour cette raison que l’Union Européenne a exercé tant de pression, tout ce chantage, toute cette violence économique, pour empêcher ces mesures d’être mises en œuvre.
Et ce qui est aussi en jeu aujourd’hui en Grèce, c’est le fait que ces objectifs du programme de Thessalonique doivent devenir les objectifs des mouvements sociaux, des débats, des processus politiques au sein de Syriza et à l’extérieur de Syriza pour briser la cage de fer qui a été imposée au gouvernement grec par la Troïka.
Ne déformez pas la réalité. Le niveau de popularité maintenant — bien sûr, cela pourrait changer très rapidement — du gouvernement Syriza dans la société grecque est très élevé. En fait il n’a pas diminué par rapport à ce qu’il était avant la conclusion de l’accord. Mais pourquoi ? Ceci doit être interprété d’une manière très précise.
Les gens soutiennent le gouvernement parce que la perception qu’ils ont, c’est qu’ils ne pouvaient pas agir autrement dans cette situation très spécifique. Ils ne voient pas du tout ça comme une trahison, ou le fait que c’est ce qu’ils voulaient en vérité, et que maintenant ils révèlent leur vrai visage de sales réformistes qui ont vendu tout, et renié leurs engagements. Non, ils voient vraiment que le rapport de forces était extrêmement inégal.
Et nous devons travailler sur le fait que ce qui est arrivé est très mauvais et cela s’est passé de cette façon parce que l’approche stratégique elle-même était mauvaise, et qu’une alternative stratégique est possible.
Et cela suppose bien sûr la possibilité d’une rupture avec la zone euro, de s’en servir à tout le moins comme une menace. Parce que vous n’avez pas d’autre arme, même dans le cadre de la négociation. En tant que partie faible, vous n’avez pas d’autre arme. C’est la seule, et beaucoup de gens qui ne viennent pas des rangs de la gauche radicale ont souligné cela très concrètement.
Mais ce sera une bataille très dure et très difficile. Et cette bataille doit être considérée comme une bataille de toute la gauche radicale, comme je l’ai dit.
Camarades, le genre de discours gauchiste qui traite Syriza comme une sorte d’ennemi est totalement hors de propos, désolé de le dire. Ce genre de verbalisme propagandiste, de discours rhétorique radical a été testé dans la pratique. Le résultat est l’équilibre des forces que vous voyez maintenant dans la gauche radicale.
Et je n’utilise pas l’argument électoral en lui-même. J’ai moi-même passé la plus grande partie de ma vie dans des partis et des organisations de gauche radicale relativement petits. Cela ne signifie pas que parce qu’ils étaient petits, ils avaient tort. Mais dans cette situation — lorsqu’une société tout entière est en train d’être bouleversée, alors que d’immenses masses rompent en quelque sorte leurs anciens liens politiques et explorent de nouvelles voies, quand vous avez toutes ces vagues de mobilisations — ne pas pouvoir jouer un rôle dans cette situation, pour créer une énergie et une dynamique autour de vous, c’est un test très important.
Je suis vraiment désolé de le dire sur les camarades de Antarsya mais si après quatre années de cette pratique, ils en sont encore à 0,66 %, cela signifie quelque chose. Cela ne signifie pas que tout ce qu’ils disent est faux. Cela ne signifie pas qu’une grande partie de leur critique de Syriza, de sa direction, de sa position sur l’euro, est erroné. Mais certainement, pour cet espace politique important, avec des milliers de militants combatifs et valeureux, cela signifie que sans doute, ils ont raté quelque chose.
La dernière chose que je veux dire, c’est sur l’importance des mouvements sociaux. Kevin Ovenden a expliqué que les grèves et les mobilisations n’ont peut-être pas vaincu les memorandums mais qu’elles ont renforcé la conscience et l’organisation de la classe ouvrière. Il y a en effet un réseau d’organisations, d’organisations populaires disons, mais elles sont d’un type nouveau. Leur base ne se situe pas au niveau du lieu de travail — le mouvement syndical en Grèce est en lambeaux, il doit être reconstruit, sauf dans un certain nombre de secteurs en bonne santé, en fait il doit être reconstruit à partir de zéro. Les réseaux qui existent sont en fait ce que nous pouvons appeler un genre d’ « organismes communautaires » et je pense que Syriza et certaines sections d’Antarsya ont été particulièrement efficaces en voyant en quelque sorte cette possibilité.
L’essentiel est que le succès politique, la victoire électorale du Syriza, étaient absolument nécessaires pour redémarrer les mobilisations. Nous avons vu qu’en février, à partir du 5 février, le lendemain du chantage de la Banque Centrale Européenne, avec le grand rassemblement spontané dans les rues d’Athènes, avec les places qui étaient à nouveau pleines de gens, cette fois en même temps pour soutenir le gouvernement et pour faire pression sur lui. Et ceci est le type de ligne que nous devons mettre en avant pour la perspective à venir.
Je n’ai pas le temps de répondre à toutes les questions. Démocratiser l’économie, je pense que pour le moment cela signifie rompre réellement avec le mémorandum, briser la cage de fer, c’est le début. Le simple fait de faire de la question de la dette un enjeu politique majeur, de mener une bataille autour de cette question, est la première étape vers la reconquête d’un contrôle politique de ces processus qui sont la pure violence du capitalisme financier dans lequel nous vivons. Donc, c’est notre première priorité maintenant, et c’est la ligne de front décisive de la bataille.
Pour conclure, oui, il y a le danger de la démoralisation. Si nous ne sommes pas en mesure de gérer ces situations très complexes et très contradictoires dans lesquels nous sommes maintenant, il y a le risque très grave que dans les mois qui viennent, la droite et l’extrême droite se réorganisent et apparaissent comme des forces contestant en quelque sorte cette nouvelle version atténuée de la politique d’austérité que Syriza imposera nolens volens parce que ses mains sont liées par l’accord actuel. Il peut être utilisé, de fait il va provoquer la démoralisation des masses les plus larges.
C’est pourquoi nous devons être inventifs. Les gens qui pensent que « les réformistes vont échouer » et que d’une manière ou d’une autre l’avant-garde révolutionnaire est là dans les coulisses à attendre de prendre les choses en main et conduire les masses à une victoire, sont, je pense, complètement en dehors de la réalité. C’est une orientation complètement irresponsable. C’est une orientation qui a été vaincue stratégiquement. Ce dont nous avons réellement besoin, c’est de construire de nouvelles façons de travailler ensemble à tous les niveaux — sur les lieux de travail, dans les quartiers, dans les mouvements, dans les débats de type stratégique et politique — pour gagner cette bataille absolument décisives pour l’avenir des forces anticapitalistes en Grèce et en Europe.
Tout d’abord je tiens à remercier Stathis parce que cela a été un débat, en particulier grâce à lui, qui a été mené à un niveau théorique très élevé, de façon sérieuse, et c’est ainsi que nous avons besoin d’aborder ces questions.
Ceci n’est pas une situation où il est utile de marquer des points, et quand j’ai cité Varoufakis, je ne voulais pas l’assimiler à Poulantzas. Ce ne serait pas très gentil pour Poulantzas, en somme. Mais je l’utilisais comme exemple, une articulation, de ce qui me semble être la stratégie de la direction de Syriza, suivant laquelle nous pouvons mettre fin à l’austérité en négociant avec les maîtres — et bien sûr la maîtresse — de la zone euro. Et c’est cette illusion qui a été dévoilée ces derniers jours. C’est le premier point.
Deuxième point. Il y a beaucoup de choses sur lesquelles je suis d’accord avec Stathis. Syriza telle qu’elle existe actuellement, tant au niveau de sa composition interne que de son soutien de masse, est le produit d’un processus de profonde radicalisation politique qui a des racines bien antérieures à la crise actuelle. Nous n’avons pas le temps d’en discuter, mais je pense qu’il est très important de le comprendre.
Je pense qu’il est également vrai que Syriza a partiellement réussi à surmonter une partie de la fragmentation de la gauche radicale en Grèce, pas totalement — je veux dire que le sectarisme du Parti communiste, qui est un parti ouvrier de masse très important avec une base électorale substantielle, et qui a en fait augmenté et s’est dans une certaine mesure relancé au cours des dernières élections, est un énorme problème pour tout le monde à gauche en Grèce — mais nous ne sommes pas en situation de critiquer. Je ne pense pas que quiconque dans la gauche radicale ou marxiste britannique pourrait dire que nous avons connu un grand succès au cours des dernières années pour ce qui est d’atteindre un haut niveau d’unité, bien au contraire, donc nous ne sommes pas en mesure de jeter des pierres sur ce que Syriza a pu accomplir.
Et il est absolument vrai que, après les luttes entre 2010 et 2012, il y avait une nécessité de passer du social au politique. Je ne crois pas personnellement que c’est juste que 32 grèves générales n’ont pas fonctionné. Le problème est que lorsque vous avez une crise de cette gravité, même 32 grèves générales d’une journée ne sont pas assez. Il était nécessaire de passer à un niveau supérieur de la lutte en termes de grèves générales reconductibles qui auraient produit une dynamique substantiellement différente.
La direction du mouvement ouvrier grec n’était pas prête à envisager cela, et les forces radicales et révolutionnaires au sein du mouvement ouvrier n’étaient pas assez fortes pour l’imposer. Je pense que c’est également vrai qu’il y a eu — et nous pouvons discuter des raisons — un certain manque de confiance en soi chez les travailleurs de base pour passer à ce niveau supérieur. Mais c’était une alternative possible à ce qui s’est passé.
En tout cas la voie électorale a été suivie. Et c’était dans une certaine mesure inévitable. Une des choses importantes en matière de politique électorale — et ceci va à l’encontre de toutes les absurdités sur l’ « anti-politique » etc. — c’est que des élections particulières peuvent amener de nouvelles couches de la population à la politique et à la politique de gauche d’une manière nouvelle. Et je pense que c’est ce que nous voyons, non seulement en Grèce, mais dans l’État espagnol, nous l’avons vu en Ecosse avec le référendum etc.
Ceci est une leçon qui montre qu’il ne faut pas rejeter la politique électorale. Et au niveau général auquel Stathis a exposé la stratégie gramscienne, je suis d’accord avec elle. Mais, et il y a un grand « mais » — si un parti révolutionnaire au sens large et indéfini peut atteindre la légitimité par les élections c’est bien, mais là où je ne suis absolument pas d’accord avec Stathis, c’est pour laisser l’initiative à l’ennemi.
L’ennemi s’organisera pour détruire un véritable gouvernement de gauche. Nous voyons ça de l’extérieur, mais nous allons aussi voir cela se développer — nous le voyons avec Schäuble et l’Eurogroupe, mais nous allons voir cette dynamique en se développer en interne si les forces de la droite et la classe dirigeante commencent à sentir un affaiblissement et une recul de Syriza. Dans ces circonstances, il ne faut pas laisser l’initiative à l’ennemi.
C’est la tragédie d’Allende. Vous savez, il y a un livre très intéressant sur la politique internationale du gouvernement chilien.6
L’ambassade cubaine disait en fait des choses correctes à Allende, c’est-à-dire : ces salauds vous venir vous chercher, vous devez vous organiser, vous devez développer votre camp dans les forces armées, vous devez armer les travailleurs et ainsi de suite. Allende a refusé de le faire, parce qu’il voulait préserver l’illusion constitutionnelle, et essayer de diviser l’autre côté et gagner les éléments progressistes de l’armée comme Pinochet.
Mais il n’y a aucune raison pour que l’histoire se répète. Mais oui, Engels a parlé de la rébellion de propriétaire d’esclaves — ce n’était pas le moment le plus glorieux d’Abraham Lincoln quand il a laissé la rébellion des propriétaires d’esclaves se développer. Ils ont presque pris Washington. Et donc une stratégie gramscienne qui marche doit aborder la question de l’Etat et de ses appareils répressifs centraux.
En conclusion, je pense que c’est une erreur de parler d’un échec de Syriza. Ceci est juste la première phase de la lutte qui se déroule en Grèce. De même, je pense qu’il est trop tôt pour dire que le projet alternatif représenté par Antarsya a été « stratégiquement vaincu ». Donnons à l’histoire un peu plus de temps.
Je suis d’accord avec Stathis qu’il y a beaucoup de bons militants de Syriza — il y a aussi beaucoup de bons militants au Parti communiste, et il y a beaucoup de bons militants à Antarsya. Toutes ces différentes forces devront se rassembler afin de vraiment faire avancer la situation, une situation où l’ennemi, soyons honnêtes, a remporté la première manche.
Reprendre l’offensive nécessite d’abandonner les illusions envers l’Europe. Nous sommes d’accord là-dessus. Cela signifie aussi commencer à absorber les leçons cruciales des luttes révolutionnaires au cours des 150 dernières années, c’est à dire la nécessité tôt ou tard d’une épreuve de force avec les forces répressives de l’Etat, en poursuivant une stratégie qui nous donne la force d’y connaître le succès.
Un dernier point à propos de la solidarité. Deux dates importantes pour la solidarité.
Le 21 Mars, la journée d’action antiraciste, a déjà été mentionnée. Elle a été lancée l’année dernière à la suite d’une initiative du mouvement anti-raciste et anti-fasciste grec qui recherchait une solidarité en raison de la menace posée par l’Aube Dorée. La question du racisme est quelque chose que la classe dirigeante, si ils veulent détruire Syriza, utilisera en Grèce pour s’efforcer de détruire le gouvernement. Et donc en faisant que cette journée d’action soit aussi forte et massive que possible, nous ne luttons pas seulement pour nous-mêmes contre toutes les horreurs qui nous viennent ici de UKIP, c’est une forme de solidarité pour les camarades grecs.
Puis le 24 Mars Stathis et la section régionale de mon syndicat UCU organisent un événement de solidarité avec la lutte en Grèce. C’est un exemple. Mais je pense qu’il devrait y avoir beaucoup d’autres actes de solidarité pour la lutte en Grèce. Parce que ce qui se passe en Grèce — soyons clairs, quelle que soit la position que nous prenons dans ces débats — la lutte en Grèce est notre lutte, notre destin est entraîné très, très directement dans cette lutte.
Traduction : Sylvestre Jaffard
1 En particulier L’État, le pouvoir, le socialisme, 1978.
2 N. Poulantzas et H. Weber, « L’Etat et la transistion au socialisme », Critique communiste n°16, juin 1977
3 Ibidem.
4 S. Kouvelakis, « After Syriza’s Victory, Confrontation of Capitulation », Jacobin (26 juin 2015), www.jacobinmag.com/2015/01/syriza-greece-victory-kouvelakis-left/
5 Voir la préface d’Engels à l’édition anglaise du Capital, 1886.SPAN>
6 Tanya Harmer, Allende’s Chile and the Inter-American Cold War (University of North Carolina Press, 2011).
7 Les deux orateurs aimeraient remercier Dave Sewell pour tout son travail transcrire notre débat.
Site web du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA).
Revue indépendante d’analyse stratégique anticapitaliste.
Actualité politique internationale de la revue Inprecor sous reponsabilité de la Quatrième internationale.
International Socialism, Revue mensuelle théorique du Socialist Worker Party.
Le site web de la LCR Belge contient de nombreux articles de théorie marxiste très intéressants.
Base de données de référence pour les textes marxistes.
Le site de la commission nationale formation du NPA.